Images de l'Allemagne terrorisée

 

Une jeunesse allemande évoque la radicalisation progressive des intellectuels de gauche et la création de la Rote Armee Fraktion

Le film commence par une question posée par Jean-Luc Godard vers 1964. Faisant écho à Adorno qui estimait « barbare » d’écrire un poème après Auschwitz, le sphinx de la Nouvelle Vague demande « Est-il possible de faire des images en Allemagne ? ». Oui, répondent les étudiants en cinéma de Berlin et Munich. Une Jeunesse allemande établit la nature insécable du lien entre l’image et l’action politique.

L’idée de ce documentaire de montage remonte au 11 septembre 2001. Jean-Gabriel Périot, né en 1974, ne comprend rien à cette manifestation de terrorisme ni aux réactions disproportionnées (Patriot Act, guerre en Irak…) qu’elle entraîne. Il s’interroge, lit et, par ricochet, s’intéresse à la Rote Armee Fraktion (RAF). Cinéaste hanté par la violence, il a réalisé plusieurs courts-métrages visant une forme d’abstraction et évinçant le commentaire tels Eût-elle été criminelle…, sur les femmes tondues à la Libération, ou 200000 Fantômes, sur Hiroshima.

Une Jeunesse allemande respecte ces principes : le cinéaste se concentre sur des images d’époque dont il a exclu voix off et interviews rétrospectives. Ce film « sans prescience » saisit les personnages dans l’ignorance de leur destinée, impose la puissance évocatrice du document brut et parie sur l’intelligence du spectateur pour départager le romantisme révolutionnaire de la propagande d’État.

 

Arme des années 60

Archéologue acharné pas même germanophone, Jean-Gabriel Périot a exhumé des archives de la Deutsche Film- Und Fernsehakademie Berlin quelques trésors. Les plus originaux, les plus émouvants sont les films (inachevés) des futurs membres de la RAF. Holger Meins préconise l’emploi de Das Bild, quotidien à gros tirage, comme papier hygiénique. Une course de relais est organisée dans les rues avec un drapeau rouge en guise de témoin. Gudrun Ensslin, beauté blonde, joue une scène érotique qui choque les bourgeois. Ulrike Meinhof tourne Bambule (Mutinerie), consacré à des jeunes filles dans un foyer fermé.

Le cinéma, ce gros machin châtré qui ronronne sur les écrans contemporains, était dans les années 60 une arme. Les étudiants sabordent un festival du film expérimental qui a le tort de montrer des œuvres dépourvues de message politique ou de valeur poétique – seuls Chris Marker et Joris Ivens sont acquittés… Les images soulèvent les passions. Lors de la manifestation, durement réprimée, contre la visite du shah en Allemagne, la police commet l’erreur de sous-estimer le nombre des reporters-photographes : leurs images vont accabler les forces de l’ordre. Par ailleurs, du logo (la fameuse mitraillette sur étoile rouge) aux portraits, les fondateurs de la RAF ont élaboré une iconographie frappante.

Journaliste au magazine Konkret, Ulrike Meinhof était régulièrement invitée à la télévision, seule femme, de gauche qui plus est, opposée aux garants du vieil ordre moral et social, des Messieurs pontifiants en cravate… Choc des genres et des pensées! Elle démissionne de son poste de rédactrice, disparaît de la scène publique, revient comme théoricienne de la RAF. Entrés dans la clandestinité, Andreas Baader, Gudrun Ensslin, Jan-Carl Raspe, Holger Meins et les autres n’apparaissent plus à l’écran. Les journaux télévisés relatent leurs attentats. Grand magasin incendié. Bombe dans le quartier général de l’Armée américaine. Attentats contre l’immeuble d’Axel Springer, l’éditeur dont les virulentes campagnes de presse anticommunistes attisent la violence sociale.

On voit une dernière fois les desperados lors de leur arrestation, en juin 1972. On entend une dernière fois Ulrike Meinhof lors de son procès. Il n’y a pas d’image, un fond noir, elle crie qu’on la torture depuis trois ans; le juge la fait taire.

À l’automne 1977, pour obtenir la libération de leurs camarades détenus, la RAF enlève Hanns-Martin Schleyer, le patron des patrons, ancien SS recyclé dans le miracle économique allemand, et détourne un avion de la Lufthansa sur Mogadiscio, en Somalie. Le 18 octobre les pirates sont neutralisés; Baader, Ensslin et Raspe retrouvés suicidés dans leurs cellules de la prison de Stammheim; Schleyer exécuté…

Une jeunesse allemande ne cherche pas à expliquer l’inexplicable : le passage à l’acte. La destinée de ces jeunes idéalistes tient de la tragédie grecque. Dans Télérama, le cinéaste parle d’« enfants qui vont mourir, à cause de leurs pères et de cette histoire du nazisme qui les dépasse. Car il s’agit d’une génération d’enfants auxquels on a montré Nuit et brouillard de Resnais et qui, une fois revenus à la maison, ont forcément questionné leurs parents. Il y a une dimension de gâchis terrible ».

Alors, est-il possible de faire des images en Allemagne ? Oui et non. Non, car les projets artistiques inachevés ont engendré l’action violente. Oui, parce que le mot de la fin revient à Werner Fassbinder. Dans L’Allemagne en automne (1978), le cinéaste nu pleure au téléphone la mort de ses amis (il était à l’école avec Baader) et s’engueule avec sa mère. Cette démocrate qui a connu le nazisme pense que le pays a besoin d’un « maître autoritaire »…

 

Antoine Duplan
Le Temps
21 octobre 2015